dimanche 2 décembre 2007

Révolution à la Société d'art contemporain

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(Publié dans Le Quartier latin, journal étudiant de l'Université de Montréal, le 3 décembre 1946)

Enfin! La peinture canadienne existe. Nous avons peu de poètes, encore moins de compositeurs, mais nous avons des peintres. La Société d'Art Contemporain, à la Dominion Gallery, cette semaine, mérite son nom. Le temps est de moins en moins où la Société prêtait son appellation guerrière à une foule de peintres timorés qui se donnaient ainsi l'impression à peu de frais d'assaillir la civilisation. Une peinture canadienne universelle, comparable à aucune autre par la discipline et par la configuration, a trouvé gîte à la Société. Une peinture agressive, bouleversante. Cette peinture neuve, par la quantité et la qualité de ses apports saillants, légitime le nom de la Société. Elle est contemporaine, cette exposition, contemporaine tout-à-fait. Barbeau, artiste radical, familier du risque, offre aux spectateurs deux étapes de son évolution personnelle: "L'airain apposé sur L'attente" sort directement de la série des aquarelles, tandis que "Vol incrusté" est sa plus récente huile. Il évolue de plus en plus vers un automatisme fougueux et serein. Là sont deux exemples des fortes enjambées par ce peintre, qu'on accuse à la légère de ne pas changer parce que ses tableaux ne sont jamais figuratifs. Les deux émaux de Riopelle sont des oeuvres de la même époque que celles de l'exposition de la rue Amherst, il n'est pas étonnant alors qu'elles aient certains caractères communs avec celles-ci, cela ne dispense pas les spectateurs et les critiques de les juger sur leurs qualités intrinsèques, de voir si elles sont harmonieuses et bien équilibrées. Elles le sont. Riopelle présente également sa plus nouvelle aquarelle; que les spectateurs et les critiques jugent, par ce moyen de comparaison, si ce jeune précurseur se borne à exploiter un filon, s'il est resté au même point. S'ils ne voient pas chez Riopelle de progression dans l'évolution, leur bourde équivaudra à celle du naïf qui se convainc, par primarisme oculaire, que tous les Chinois ont des figures identiques.

Mousseau présente deux travaux de sa période des émaux, on regrette qu'il n'ait pas présenté davantage, mais ces travaux fins, même si l'un d'eux est invisible à cause de sa localisation géographique, seront une excellente épreuve pour la perspicacité sensible des spectateurs car ils sont d'un éclat moins impératif que les oeuvres habituelles de Mousseau. Gauvreau est appelé à un succès plus populaire à cause de la coloration tout accidentelle de ses toiles, qui correspond davantage aux habitudes visuelles des spectateurs. Il n'en est pas moins révolutionnaire. Sa création est spontanée, sans désir préconçu. Ces huiles représentent la première grande réussite de Gauvreau depuis son exil militaire. Que les contemporains de l'inégalable imaginatif, Fauteux, homme qui n'obtient pas ses encres mais qui les crée, me disent s'il existe dans tout l'univers un peintre comparable à Fauteux. La valeur est-elle dans l'unique, dans l'inimitable, ou dans le commun, dans l'"acquérissable"? Fauteux lui aussi a changé, son trait est devenu moins tumultueux, plus raffiné, mais le sentiment est intact. Fauteux n'a pas dégénéré.

Le plus grand peintre canadien, Borduas, présente des oeuvres connues, de dimension assez modeste mais d'une intensité qui ne se camoufle pas. Nul besoin de réflecteurs électriques pour Borduas, la lumière est dans la peinture. Il est égal à lui-même.

Leduc est un peintre farouchement austère, son oeuvre est pétrie de saveur intime. Aucune complaisance, aucun atermoiement. Ce n'est pas un montreur d'ours, et il ne sacrifie rien de sa foi pour atteindre la popularité qui lui est accessible car il sait quelle facilité plait. Si vous êtes très petit, tournez-vous vers le plancher, vous y trouverez Leduc; si vous êtes très grand, tournez-vous vers le plafond, vous y trouverez Leduc; si vous êtes de taille moyenne, tournez-vous vers les coins, vous y trouverez Leduc. Décidément ce veinard de Leduc est omniprésent! un dieu! Il est partout, partout, partout sauf dans la grande salle réservée, comme il se doit dans une exposition pondérée, aux gens respectables. Si on a voulu laisser entendre que la peinture de Leduc était de la peinture pour quadrupèdes, on a remarquablement réussi. Girafe ou chien basset, le compte y est.

Au Salon de l'Automne de Paris, en 1905, les immortels Fauves, groupés ensemble comme des bêtes malfaisantes et compromettantes, avaient été encagés dans une petite salle en arrière de l'exposition. On espérait ainsi par cette manifestation officielle de dédain assurer leur séjour permanent dans les oubliettes; mais, de ce fourgon compact et mal aéré de prisonniers de guerre ou d'enfants de l'Assistance publique, sortit le hurlement explosif qui secoua irréparablement les murs de la bâtisse et réduisit en cendres tout le reste. Le cri du progrès de la pensée, le cri de la révolution, le cri de la vie. Aujourd'hui les Fauves ont eu le temps de s'édenter, les Fauves sont bien sages et bien sociaux, et leurs disciples, animaux domestiques, appliquent des formules codifiées, vestiges distorsionnés de ce que les Maîtres ont conquis dans l'inconnu de la jungle. Et la révolution est ailleurs. Ceux qui veulent du nouveau nouveau, oh du tout-à-fait nouveau, mais du nouveau qui soit exactement semblable à l'ancien, ne seront pas satisfaits de cette évolution. C'est une révolution, alors ce n'est pas une révolution fauve. Ce n'est pas une révolution cubiste, ce n'est pas une révolution surréaliste. C'est une révolution. Les peintres canadiens ont examiné la situation de leur point d'observation, de leur point historique et psychologique, dans leur ambiance, et ce qui leur est sorti du corps est ce qui était nécessaire. Mais là où il y a révolution, il y a les oubliettes.

Qu'importe! Qu'importe que l'extraordinaire tableau gigantesque de Barbeau, qui a besoin d'un recul complet pour être apprécié dans son ensemble, soit entassé dans la plus petite salle imaginable avec un classique Riopelle et un autre grand Barbeau, qui ont besoin de presque autant de recul! Qu'importe que Leduc soit aux extrémités des quatre points cardinaux, que Mousseau balaie le plancher! Le témoignage hurle avec une persistance hallucinante. Peu étonnant que les néo-académiques hétérogènes se serrent les coudes comme des rats apeurés devant l'incendie! En bloc impassible, en un bloc de marbre si on veut, Barbeau, Fauteux, Riopelle, Gauvreau, Borduas, Leduc, Mousseau, imposent à l'histoire l'existence de la peinture canadienne.

C'est un fait inouï, fantastique, incroyable! La vie de la peinture a immigré à Montréal, et, pendant ce temps, les New-Yorkais ne savent sur quel côté se retourner, ils ne foutent rien, et les Parisiens, après l'effort d'accouchement le plus phénoménal de l'histoire de la peinture, sont un peu hagards, leur formation traditionnellement rationnelle d'Européens les fait hésiter devant le seul pas possible et nécessaire dans l'état présent de l'évolution picturale, ils délaient timidement et gauchement un passé glorieux et révolu, ils s'asphyxient de néo-surréalistes, de néo-cubistes, de néo-fauves impotents. Et les Canadiens révolutionnaires, pas les suiveux, pas les importateurs conformistes, ont posé le pas audacieux de la suivante étape d'évolution, le seul possible; après l'admirable expressionnisme géométrique des cubistes, après le révélateur automatisme de pensée des surréalistes, les peintres canadiens vivants, ce qui est dû au seul courage intellectuel car cette évolution était fatale tôt ou tard, ont apporté la spontanéïté stricte d'exécution.

Il y a beaucoup à dire sur cet automatisme d'exécution. Il sera écrit beaucoup. Dès maintenant le fait est colossal. Ce sont les Canadiens qui ont fait ça. Les Canadiens. Eux tout seuls. Et qu'est-ce que font nos bourgeois devant cette vérité foudroyante? Que font nos prétendus porte-drapeaux de la fierté nationale? Où est notre "élite" dans ce festin de réjouissance et de célébration émue? Ah! les pleutres! Les dégueulasses! Ce fait qui devrait leur arracher les cheveux du crâne par son imprévue sensation n'obtient de leur molle complaisance qu'une moue de couventine capricieuse, quand ce ne sont des insultes de dégradés. A l'antipode, je tiens à mettre en relief ici la magnifique compréhension d'un homme intellectuellement alerte et plastiquement sensible: John Lyman. Lyman a compris les jeunes, il les a protégés, il a épousé la révolution picturale, il en est de tout coeur. Merci, Lyman! Merci, jeune Lyman!

Le mouvement des nouveaux jeunes peintres, mouvement qui possède à son point initial la lucidité magistrale de Paul-Emile Borduas, bouscule les habitudes visuelles, des habitudes non pas naturelles mais acquises; la plupart des gens se moquent pas mal qu'une oeuvre soit harmonieuse, que ses plans soient rigoureusement construits, que ses volumes soient en place, que le trait du dessin soit sensible, ils veulent seulement voir l'aspect des objets qu'ils ont déjà vus, ils ne veulent pas qu'on secoue le rythme émotionnel de leurs habitudes; bien sûr, du Rembrandt, quand c'est venu au monde, ç'a déclenché des glapissements indignés de truie, c'était révolutionnaire, mais maintenant qu'on est habitué, on peut voir des choses qui ressemblent à Rembrandt; Matisse ne sentait pas très bon le jour de sa naissance artistique, mais maintenant que l'aspect des oeuvres de Matisse est passé dans les habitudes, on veut voir des toiles qui ressemblent d'aspect aux toiles de Matisse; la même chose arrive pour Picasso. Un phénemène de l'art, que j'étudierai moins superficiellement ailleurs, exige irrémissiblement que la peinture, chez un adulte conscient, pour demeurer vivante doit conserver ses qualités essentielles: la sensibilité plastique et l'unité des volumes, évolue sans cesse, que la discipline qui la gouverne soit portée toujours sur l'accent la plus aigu de l'inconnu actuel, conséquemment que son aspect change indéfiniment; les habitudes visuelles sont sans cesse violentées par les oeuvres qui valent.

Le public, je dois préciser: le public vaguement érudit qui se croit cultivé, s'est toujours hérissé depuis des siècles dès que l'oeuvre vivante nouvelle est apparue. Trop de grands peintres ont été victimes de cette lâcheté. Je crois que ce malentendu, que cette paresse a assez duré. Les oeuvres de Borduas, de Leduc, de Mousseau, de Gauvreau, de Riopelle, de Barbeau, de Fauteux, sont les oeuvres vivantes contemporaines; elles possèdent donc les qualités fondamentales de toute bonne peinture, et ces peintres ont droit d'exiger qu'on les juge sur le terrain spécifique de la peinture. J'affirme que picturalement leurs oeuvres sont inattaquables; je suis à la disposition de tout homme honnête, quel qu'il soit, qui pourra me découvrir dans n'importe laquelle de leurs oeuvres exposées à la S.A.C. (surtout chez les plus contestés: Barbeau, Riopelle) un volume, une couleur, qui ne soit pas à sa place, qu'il me fasse savoir ses découvertes, je le défie de trouver chez les spontanés un défaut de construction. Sans aucune intention de plaisanter, je suis ouvert à toute discussion sur ce sujet.

La Société présente également des travaux récents de John Lyman. La peinture de Lyman n'en est pas une facile à apprécier du premier coup d'oeil. Lyman est sobre, sa coloration est rarement vive, mais on finit toujours par s'émouvoir à la rigueur structurale de ses tableaux. C'est une peinture majestueusement émouvante. Les orfèvreries ferventes de Magdeleine Desroches Noiseux sont uniques si elles ne sont pas révolutionnaires quant à la discipline; d'elles se dégagent une conscience artistique inaltérable et une générosité infinie. Roberts en a beaucoup perdu; ses dernières huiles n'ont rien de la rigueur puissante des aquarelles anciennes qu'il expose également. Mme Gadbois dénote un sens de la décoration très juste, mais ses compositions, jamais renouvelées, apportent peu.

Jeanne Rhéaume, Jacques de Tonnancour, Denyse Gadbois représentent l'académisme fauviste. De Tonnancour est un homme qui a beaucoup de goût, il est raffiné et sûrement très intelligent, mais il a toujours eu trop peur de manquer son coup. Qu'il le veuille ou non, les Beaux-Arts lui collent au corps. Il n'a jamais eu le courage intellectuel de sacrifier sa chère habileté technique. Il a fini par appliquer un système, jamais modifié par crainte d'erreur. Son trait est tout-à-fait égal et insensible; ses couleurs appliquées sans vulgarité, sont uniformes, plates. Aucun relief. Il a fini par devenir un académique. Chez Mme Rhéaume, nous voyons, en particulier, dans ses mollasses formes rouges qu'elle nous impose, des traits vulgaires de la même couleur plus foncée qui sont visuellement deux pouces au-dessus de l'objet qu'ils sont supposés cerner. Non plus sensible, mais plus franc, est l'effort sec de Jasmin. La révélation de l'exposition est le talent délié et frais de Claude Vermette. Vermette a déjà réalisé des tableaux plus fulgurants que ceux-ci, mais ses aquarelles et sa "Tête de Christ" le manifesteront résolument à ceux qui ne le connaissent encore. Nul doute que ce peintre de quinze ans viendra épauler les spontanés déjà fameux. Goldberg a recours à son procédé perpétuel, grand engendreur de couleurs nébuleuses faites pour plaire superficiellement. Lucien Morin, toujours appréciable dans ses harmonies de couleurs, n'en figure pas moins de l'académisme cubiste. Deux Beder transparents, invisibles, ne nuisent pas à l'uniformité du mur. Morisset a déjà présenté des travaux plus rigoureux, mais dans cet entourage, il emprunte visage d'oasis. Bonin, qui vient tout juste de s'échapper de problèmes externes absorbants, saura sans doute s'accorder justice davantage la prochaine fois. Il demeure chez Bonin des qualités authentiques qui ne trompent pas.

Sur les remarquables offrandes expressionistes du sculpteur naïf Tremblay, je m'imposerai le silence présentement car leur intérêt n'est pas éphémère, et j'aurai à en reparler. Je recommande aux visiteurs intéressés de l'exposition de ne passer outre à Tremblay par négligence; il a beaucoup à offrir. Marian Scott expose une couple de ses abstractions systématiquement conçues et systématiquement exécutées, sur un thème donné qui pour les deux est la même silhouette féminine. C'est de la peinture léchée, qui ne peut qu'avoir beaucoup de succès. Mais pourquoi certains critiques, qui reprochent incongrûment à Barbeau et Riopelle de ne pas se renouveler, s'extasient-ils devant ces redites incessantes qui tournent au radotage? Doernbach, Seath, Younger Sutherland, Wiselberg, Mulhstock, représentent, selon des variantes, les anciens Beaux-Arts. Bellefleur est le représentant spirituel de l'académisme des nouveaux Beaux-Arts. De tous ces peintres, intellectuellement les plus réactionnaires végètent, ils n'en ont plus pour longtemps.

Vive la Révolution!

Claude Gauvreau